Créé en 1971 sous la présidence de Georges Pompidou, le ministère français de l’Environnement a été rebaptisé, dans les années 2000, ministère de l’Écologie et du Développement durable ; puis est devenu, en 2017, ministère de la Transition écologique et solidaire.
Cette succession d’appellations résume assez bien celle des objectifs globaux et nationaux des politiques publiques visant à remédier à la détérioration de la situation environnementale.
L’objectif du développement durable – introduit en 1987 dans le rapport de l’ONU « Notre avenir à tous » et précisé dans la déclaration du Sommet de la Terre à Rio en 1992 – n’a certes pas disparu, comme le montre l’adoption par les Nations unies en septembre 2015 de l’Agenda 2030 qui fixe 17 objectifs de développement durable visant à éliminer la pauvreté tout en protégeant la planète.
Cependant, la notion de transition, énergétique ou écologique, a pris de plus en plus d’importance, comme le montre le changement d’appellation du ministère de l’Environnement.
Que signifie ce recours au terme de transition ? Faut-il y voir les conséquences d’une désillusion vis-à-vis du développement durable ?
Transition plutôt que crise
Depuis 1992, les inégalités sociales et économiques se sont accrues de par le monde, tandis que – surtout si on les appréhende globalement – les résultats de la lutte contre la dégradation de la situation écologique sont plus que décevants. L’annonce d’une « transition » marquerait une volonté de changement plus radical.
Mais le mot est vague et polysémique : de quelle transition s’agit-il ? Peut-être veut-on pouvoir décliner la transition à différents niveaux et différents secteurs : transition écologique, transition énergétique, transition du modèle agricole ? Mais comment penser l’unité de toutes ces transitions ? Et qu’indique l’usage de transition du point de vue du changement écologique et social ?
Faute (à notre connaissance) d’une étude approfondie des usages du mot, l’origine de l’utilisation du terme de transition pour parler de changement environnemental est assez obscure.
Le président américain Jimmy Carter, conscient à la fin des années 1970 que la crise énergétique rendait nécessaire un changement en profondeur de la société américaine, aurait préféré le terme de transition à celui de crise, car il le jugeait moins angoissant, et susceptible d’arrimer le futur à une rationalité planificatrice et gestionnaire (voir à ce propos l’analyse de l’historien Jean‑Baptiste Fressoz dans le chapitre « Le mythe de la transition énergétique » de l’ouvrage collectif Collapsus).
Mais le terme a aussi une origine plus militante et plus radicale : il renvoie aux mouvements des villes en transition lancés par Rob Hopkins à Totnes (Angleterre), où des militants proposèrent aux 8 500 habitants de la commune d’élaborer « un plan d’action de décroissance énergétique » pour résister au choc annoncé du pic pétrolier.
Ainsi la transition s’inscrit dans une double référence : celle des politiques publiques gestionnaires, celle des initiatives politiques et des mouvements sociaux indépendants.
Rob Hopkins: Transition vers un monde sans pétrole (Rob Hopkins | TEDGlobal 2009) https://t.co/nXo8VOnDoh via @TEDTalks
— Jennifer Gallé (@galle_jennifer) February 11, 2021
Changement de régime
L’usage du terme de transition, s’éclaire, selon nous, quand on sait qu’il est emprunté à la théorie des systèmes, où il désigne un processus au cours duquel un système passe d’un régime d’équilibre dynamique à un autre. Par « système », on entend un ensemble d’éléments ou de composantes en interactions, formant une structure dynamique plus ou moins organisée, et plus ou moins autonome par rapport au milieu extérieur (environnement, naturel ou autre).
La notion de système est utilisée dans de nombreux domaines scientifiques : physique, chimie, sciences de l’univers, sciences de l’ingénieur et des technologies, jusqu’aux sciences humaines et sociales en passant par la biologie, l’écologie et les sciences de l’environnement.
Le terme est donc transdisciplinaire et permet, en passant d’un domaine à l’autre, de surmonter la dualité du naturel et de l’artificiel, comme celle du naturel et du social.
En écologie, la référence au système a joué un rôle particulièrement important, avec l’introduction par Tansley, en 1934, du concept d’écosystème, puis, à partir de l’interprétation thermodynamique qu’en firent les Fundamentals of Ecology d’Eugene Odum, publiés en 1953 et qui ont été longtemps, et restent encore pour certains, la théorie scientifique écologique de référence.
Born #onthisday 1871: Sir Arthur Tansley, British botanist and leading figure in the development of modern ecology, who first introduced the concept of the "ecosystem" 🇬🇧🌱🌿 https://t.co/YrRZVEAOdo #ecology #botany [1/6] pic.twitter.com/U8FD4nRM3V
— NatureEcoEvo (@NatureEcoEvo) September 15, 2018
La référence aux systèmes (des écosystèmes aux systèmes sociaux que l’on désigne parfois comme socio-écosystèmes) est ainsi le langage commun de beaucoup d’écologistes qui y trouvent de quoi expliquer la situation et justifier l’action, tout en établissant des relations aussi bien avec les sciences de la nature qu’avec les sciences humaines et sociales.
Un continuum du naturel au social
Par rapport à d’autres termes utilisés pour caractériser le changement social, la transition a donc de nombreux avantages.
Les termes exprimant le changement social – révolution, réforme, réaction, conservatisme – empruntés aux sciences politiques, historiques ou sociales, sont fortement dualistes, reléguant ce qui relève de la nature hors de leur champ. À l’inverse, la transition permet d’envisager la continuité d’un processus amorcé au sein des processus naturels et qui se continue dans le milieu social.
À la différence de la crise, censée être passagère, elle désigne une mutation écologique, durable et irréversible. La transition n’est donc pas à créer de toutes pièces, le passage d’un système à un autre est un « processus inéluctable, déjà engagé, qui se déploie à plusieurs échelles et implique une grande variété d’acteurs » (voir à ce sujet le chapitre « Transition » dans le Dictionnaire de la pensée écologique). Il s’agit de l’accompagner, ce qui demande des capacités de pilotage.
Lorsque Barbara Pompili, actuelle ministre de la Transition écologique, déclare dans un entretien au journal Le Monde, qu’« on va accélérer la transition de notre modèle », c’est bien dans cette conception systémique de la transition qu’elle se situe. Cela peut désigner le changement de modèle agricole, qui implique de passer de l’agriculture conventionnelle – productiviste – à l’agroécologie ou à l’agriculture biologique.
Mais cela désigne plus volontiers la transition énergétique, qui, selon la loi de transition énergétique pour la croissance verte adoptée en 2015, est le cœur de la transition écologique.
L’énergie peut en effet être considérée comme le moteur des systèmes économiques, en tant qu’elle est précisément ce qui les rattache aux processus naturels. Si les ressources sont menacées de raréfaction, il faut changer de système énergétique, et cela aura des répercussions en chaîne sur le modèle économique.
Sortir de l’âge des fossiles, la bataille du siècle https://t.co/xMw0YvVGVx pic.twitter.com/tX49IWN8pq
— The Conversation France (@FR_Conversation) December 11, 2017
Or, d’une énergie à l’autre, la succession n’est jamais linéaire, l’apparition de nouvelles sources d’énergie ne fait nullement disparaître les précédentes, dont on continue à se servir.
On a donc toujours affaire à un « mix » énergétique, dont l’adoption dépend de processus sociaux et économiques, qui demandent des arbitrages politiques entre des intérêts contradictoires. La transition n’est pas seulement l’accompagnement d’un processus auto-engagé, elle se décide au niveau politique.
La dimension politique
C’est également au niveau politique que l’on peut prendre en considération l’autre pôle de la transition, celui des processus sociaux, des initiatives politiques : expériences locales faisant appel à des productions d’énergie contrôlées sur place, initiatives de permaculture, qui, au-delà de formes de production agricole, sont aussi des modes de vie alternatifs.
Or, suivant que l’on se place au pôle gestionnaire ou au pôle des initiatives populaires, on peut arriver à des préconisations de transition très différentes.
Les intérêts des grandes entreprises de production d’électricité, la propension à la centralisation des processus de décision politique, l’hégémonie culturelle d’un imaginaire d’ingénieur et de technocrate sont en faveur de l’énergie nucléaire, dont on mettra en avant qu’elle est décarbonée.
Alors que les habitants d’une région qui vivent avec le nucléaire, qu’il s’agisse de l’implantation des centrales ou de la gestion des déchets, auront tendance à se méfier d’un type d’énergie qui affecte leur vie quotidienne et présente des inconvénients politiques (pouvoir autoritaire et dissimulé) autant que des risques sanitaires et écologiques à long terme.
On voit ainsi que la perspective gestionnaire, que favorise l’approche systémique des questions de transition, ne peut suffire à rendre compte d’un changement suffisamment profond pour faire appel à une transformation des formes de vie, qui ne s’enseigne ni ne se commande, mais fait nécessairement appel à des initiatives provenant de la société civile et reposant sur des compétences politiques démocratiques.
Catherine Larrère, Professeur des universités en philosophie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.